PHILIPPE RAHM

Comment le blé a-t-il engendré la ville ? Comment les petits pois ont-ils fait s'élever les cathédrales ? Que les dômes doivent-ils à la peur de l'air stagnant ? Comment le pétrole a-t-il fait pousser des villes dans le désert ? Comment le Co2 est-il en train de transformer les villes et les bâtiments ?

Dans son «Histoire Naturelle de l’Architecture», publiée chez d’A en 2020, l’architecte Philippe Rahm propose en treize chapitres une relecture de l’évolution de l’architecture, de ses figures et de ses mouvements, ignorant volontairement les déterminants culturels pour mieux souligner les causes naturelles, physiques, biologiques ou climatiques. Une approche ambitieuse qui cherche à imposer un changement de paradigme pour mieux construire et appréhender les défis environnementaux actuels. Et l’architecture climatique, de redéfinir la notion du beau..

E—O Votre ouvrage, intitulé « Histoire Naturelle de l’Architecture », propose de porter un autre regard sur l’architecture. Il s’agit ici d’étudier l’acte de bâtir, du néolithique à nos jours, d’un point de vue scientifique. Qu’est-ce qui vous a poussé à vouloir bousculer les convictions et les préceptes établis, basés au contraire sur des données sociales, culturelles ou politiques ?

P— R Nous assistons aujourd’hui et depuis les années 1990, à un grand retour du monde physique, notamment porté par la problématique du réchauffement climatique dû à l’activité humaine. Tout d’un coup, l’être humain ne se trouve plus dans un monde uniquement culturel ou social : la contrainte naturelle redevient palpable — la pandémie actuelle la rend encore plus visible. Ce phénomène touche très fortement l’architecture et l’urbanisme puisque 39% des émissions globales du CO2 viennent du secteur du bâtiment. Les architectes sont donc largement impliqués à ce niveau-là. Ce phénomène implique donc un retour des sciences naturelles dans notre champ d’activité et de réflexion, et une rupture avec les sciences uniquement sociales ou politiques.

« Les antibiotiques ont permis le retour à la ville » : dans votre ouvrage, le lien entre la médecine et l’architecture parait effectivement évident, les exemples sont nombreux et les arguments édifiants. Pourquoi cette approche scientifique avait-elle été négligée ?

Entre les années 1950 et les années 2000, les questions physiques ou naturelles n’étaient plus au cœur des débats. On considérait qu’elles avaient été résolues par le charbon et le pétrole, qui ont complètement modifié notre rapport au monde : nous vivons avec une énergie considérable, dont nous ne disposions pas avant le XIXème siècle, qui nous permet de transporter, manger, construire, monter des escaliers… En architecture, cela a influencé les formes mais aussi notre rapport au monde extérieur, à la température notamment, avec l’apparition du chauffage central, puis de l’air conditionné. À partir de 1950, cette puissance de l’énergie fossile n’est pas seule à transformer le monde : l’apparition des antibiotiques et des vaccins, sans lesquels nous étions extrêmement vulnérables, permet à la population mondiale de tripler, et à notre espérance de vie de doubler.

Les antibiotiques et le charbon —  pour simplifier les choses —  ont alors ouvert un monde dans lequel les sciences naturelles ont perdu leur force : nous nous sommes davantage concentrés sur une dimension super-structurelle, pour parler avec un langage marxiste : la morale, l’esthétique, le social, le politique. L’architecture, de la même manière, est devenue très symbolique, narrative, métaphorique : elle servait alors à exprimer des choses, à raconter des histoires. La pensée critique de cette époque-là s’est 1 développée de la même manière, mettant de côté la part infrastructurelle, matérielle, du monde. C’est la période du post-modernisme : les villes sont construites comme des œuvres d’art et non plus comme des greniers à blés, les bâtiments sont pensés comme des constructions sociales ou esthétiques, et non plus comme des abris contre la pluie ou le froid. Là est le principal changement. Mais aujourd’hui, face aux enjeux écologiques ou sanitaires, ces outils super-structurels se révèlent inefficaces : nous ne pouvons répondre aux enjeux actuels par le symbolisme. Il faut agir à un niveau matériel, scientifique.
D’où ce déplacement des sciences sociales vers les sciences naturelles, pour repenser les plans des villes et des bâtiments, prenant en compte la chaleur, la circulation de l’air, la pollution… La science redevient primordiale pour répondre à ces problèmes tangibles. La pandémie actuelle illustre bien les réponses nécessaires que doit par exemple apporter l’architecture en termes de ventilation de l’air — qui redevient alors un sujet de design, et de réflexion esthétique.

 

Plus largement, l’urgence climatique et la crise sanitaire actuelle posent la question du rôle de l’architecture dans le bien-être de ses habitants, et de sa mission disons « organique ». Déjà dans votre précédent ouvrage « Architecture Météorologique », vous proposiez de travailler non plus sur des formes à habiter mais des « climats à habiter » : l’architecture pourrait- elle réellement constituer un remède naturel aux maux actuels de notre société ? les réaliser en collectif ?

Oui, on peut aller plus loin et se dire que plutôt que de travailler avec des formes géométriques ou des outils narratifs, on peut travailler directement avec des outils climatiques : se dire que la convection, la conduction, l’évaporation, la pression, tous ces termes physiques peuvent être des outils de composition et de dessin du projet d’architecture. Pour cela, il faudrait que les architectes fassent intervenir les ingénieurs et les scientifiques non plus comme support technique mais comme moteur même de la forme et du design. Encore une fois, on retrouve ce type de collaborations avant l’époque post-moderne. Quand Palladio conçoit la villa Rotonda, il crée un dôme pour évacuer l’air chaud et dessine quatre pièces : une au nord pour l’été, au sud pour l’hiver, à l’est pour le matin, à l’ouest pour le soir… Cette forme très géométrique est avant tout issue de considérations climatiques et non pas esthétiques. On doit aujourd’hui renouer avec ce type de réflexion pour faire face aux nouvelles réalités thermiques et écologique : pour l’architecte, ce doit être primaire et non plus secondaire.

 

Pensez-vous que nous soyons prêts à bouleverser nos critères esthétiques et notre manière d’appréhender l’espace domestique pour aller vers une architecture plus durable et rationnelle ?

Oui c’est déjà en cours : on voit bien qu’un bâtiment en béton apparent ne fascine plus grand monde. Aujourd’hui ces constructions évoquent rapidement des questions liées à leur trop forte empreinte carbone, à l’épuisement des ressources… Ces problématiques nous poussent à appréhender différemment leur esthétique.
En revanche, on va trouver plutôt beau et élégant un bâtiment en bois qui, intuitivement, va nous sembler plus écologique. Et pourtant, la question est bien plus complexe que ça : il faut faire très attention à ne pas prolonger une forme d’erreur – là encore héritée du post-modernisme – qui consiste à travailler de manière trop symbolique : il faut savoir que, dans le secteur du bâtiment, les trois quarts des émissions de CO2 sont dues au chauffage et à la climatisation, et non pas à l’empreinte carbone des matériaux. Si on réalise un bâtiment en bois mais mal isolé, les trois quarts du problème ne sont pas résolus. En ce sens, on voit souvent des bâtiments qui revêtent une image écologique de par leur aspect ou leurs matériaux mais qui ne le sont en réalité pas du tout, du fait de leur mauvaise isolation thermique.
En Suisse ou en Pologne – pays où l’isolation thermique est plus performante – la question du bilan carbone des matériaux commence à devenir importante, mais seulement car on a déjà réglé dans ces pays la question de l’isolation, primordiale. À ce moment-là alors, s’ouvre un tout nouveau champ esthétique.

 

Je repense au chapitre de votre exposition que vous consacrez au blanc utilisé pour ses propriétés réfléchissantes, notamment en Méditerranée : finalement, l’architecture vernaculaire n’est-elle pas justement l’expression d’une approche pratique et rationnelle, comme celle que vous défendez, et non pas culturelle ?

Beaucoup de solutions issues de l’architecture vernaculaire peuvent en effet être reprises. On réévalue de plus en plus la dimension pratique de certaines traditions que l’on trouvait simplement amusantes ou plaisantes d’un point de vue culturel. Le blanc des maisons en Grèce servait d’abord à réfléchir la chaleur, les fontaines en Espagne, au Maroc ou en Italie, permettaient de rafraichir l’air autour des places. Le rôle des animaux domestiques était avant tout de tenir chaud en hiver, les miroirs à l’intérieur des maisons servaient quant à eux à démultiplier la lumière des bougies. On trouve beaucoup de solutions pratiques dans les régimes d’énergie faible d’autrefois, et qui peuvent être actualisés aujourd’hui puisque nous entrons dans une ère de raréfaction des ressources.

 

Quel nouveau paradigme impose justement l’urgence climatique ? Comment cette approche scientifique permet d’appréhender différemment les choses ?

On peut répondre aux enjeux actuels à différentes échelles. Tout d’abord, à une échelle urbaine : nous avons réalisé plusieurs projets urbains ces derniers temps, dans lesquels nous avons pu intégrer la question du vent, celle de l’évaporation, de l’absorption de la chaleur… Que ce soit à Taïwan, à Milan, en Irak ou à Munich, nous tentons de contrer les îlots de chaleur urbains. Pour cela, il faut faire en sorte que la ville soit balayée par les vents, il faut penser les différences de température qui vont mettre l’air en mouvement, et considérer ainsi la ville comme une machine thermodynamique. On retrouve cette idée chez les Romains ainsi que dans l’architecture vernaculaire. Vitruve déjà préconisait de penser les plans des villes en fonction du vent, de définir la largeur des rues en fonction du soleil ; et non en termes de prestige. À un niveau architectural ensuite, on peut repenser l’architecture en changeant d’outil de composition, en choisissant les formes et matériaux en fonction de leurs propriétés thermiques, de leur emplacement dans l’habitat, de leur exposition au soleil. Il faut imaginer pouvoir moduler les volumes en fonction de contraintes thermiques et non symboliques ni esthétiques : il faut savoir mettre des plafonds hauts là où il fait chaud, des plafonds bas là où il fait froid…. Au niveau de la décoration intérieure enfin : on peut se reposer la question du tapis, des paravents, des rideaux, les imaginer avec des nouveaux matériaux, repenser leurs usages – je pense à ce titre aux pare-vapeurs ou à l’isolation thermique par exemple, qui réactualisent le sens de la décoration d’autrefois qui avait un rôle thermique là encore…

Vous avez enseigné pendant dix ans aux États-Unis, puis aujourd’hui à École d’Architecture de Versailles : quelle part de votre pratique dédiez-vous à la transmission et à la sensibilisation des nouvelles générations ?

L’enseignement des sciences naturelles, notamment de la climatologie, me semble aujourd’hui essentiel dans les études d’architecture.

Dans l’exposition au Pavillon de l’Arsenal, des ateliers pour enfants ont été proposés, avec des titres volontairement très simples, comme ceux employés pour les chapitres de mon livre. Ces titres simples se donnent de sortir de la complexité vantée par les post-modernistes (1970-2019), qui – parce qu’ils ne voulaient plus expliquer, mais seulement comprendre, parce qu’ils avaient abandonné les causalités matérielles – ont été dépassés par le surgissement du réchauffement climatique ou la pandémie actuelle qu’ils n’avaient absolument pas prévus. « Comment un simple grenier est-il à l’origine des villes ? » ou encore « Pourquoi les petits pois sont-ils à l’origine des cathédrales ? » : l’intérêt est de montrer comment les régimes alimentaires des êtres humains et des animaux à partir de l’an 1000 ont permis d’un coup la transformation de la civilisation occidentale et notamment la construction de cathédrales… Pourquoi ne dit-on jamais que l’évolution du régime alimentaire liée au progrès de l’agriculture a effectivement permis ça, et pas seulement la foi ou des idées morales et politiques ? Que si New York est haut, c’est grâce au charbon qui a permis de fondre, de transporter, d’élever l’acier nécessaire aux gratte-ciels. Ce sujet, parmi bien d’autres, qui fait l’objet d’un atelier pour enfants, cherche à illustrer cette relation entre la grandeur des ouvrages et le type de régimes alimentaires, à recréer ainsi des connexions réelles et rationnelles, plus simples que les idées défendues par le post-modernisme.

INFORMATIONS PRATIQUES

Texte — Emmanuelle Oddo
Photos — Philippe Rahm architectes