LE MONDE DE DEMAIN

Terrain de jeu grandeur nature, cité idéale, utopie d’un nouveau monde : l'espace Darwin à Bordeaux est un hymne à l’innovation. Entre stratégie low tech et initiatives pédagogiques, ce lieu incarne un écosystème à lui seul. Un exemple visionnaire à suivre !

Ici le culot prévaut. La localisation de Darwin crée déjà la surprise avec le choix de cette ancienne caserne militaire de 20 000 m2, située Rive Droite des Queyries, de l’autre côté de la Garonne. Le site s’impose dans un quartier en réhabilitation basé à quelques minutes de l’hyper centre. L’entrepreneur Philippe Barre et son équipe ont fait le pari de ces berges portuaires et ouvrières, de l’autre côté de l’eau, longtemps réputées « malfamées » auprès des Bordelais. Le concept aussi est précurseur. Depuis 10 ans, cet univers, dont l’appellation Darwin doit tout au chantre de l’adaptation, milite pour l’évolution, le mouvement, la prise de conscience et l’action. Une ambition qui fait écho à l’ère de l’urgence écologique.

Hybride avant tout.

Comment ça marche ? Une ferme urbaine voisine avec une épicerie bio, dotée de denrées en vrac et un restaurant attenant, « le Magasin Général », baptisé ainsi en référence aux fonctions premières du lieu, ainsi qu’à sa capacité, puisqu’il affiche au compteur 15 000 couverts par mois, presque un record en France. Voilà pour l’alimentaire ! Quant aux activités physiques, le site valorise l’effort et la diversité des pratiques, entre un skate park grand format, un terrain de bike polo, ou encore le club nautique des Marins de la Lune, qui permet de faire de la voile, de ramer en pirogues ou kayak ou de surfer en stand up paddle.

 

Après le défoulement du corps, place à la création artistique dans tous ses états. Nombreux sont ceux qui se sont exprimés ici, comme en témoignent les murs magnifiés de photographies, dessins ou graffitis de divers street artistes, tels que Zarb du collectif Fullcolor, Jeff Soto, Laurence Vallières ou encore Goin. Autre curiosité, les fameux tetrodons. On rappelle le concept : ce petit module conçu à partir de containers, créé à la fin des années 1960 représente un nouvel habitat industrialisé et bon marché aux usages variés. Il s’essaime en 42 exemplaires sur l’espace darwinien. Pour peaufiner le tout, le mobilier se pique de récup, assume sa provenance vintage et en fait même un parti pris. Canapés cossus voisinent avec des tables de ferme dans une ambiance

guinguette matinée de hip hop. Ici on danse !

La vision d’un enfant du pays

A l’origine de Darwin, Philippe Barre, enfant du pays, amoureux des grands espaces et inquiet pour la planète. Fort de son background de communicant et de son intérêt pour le recyclage, il milite pour l’environnement et la responsabilité sociale. En 2005 il fonde Evolution, un premier incubateur, prémice de Darwin, pour lequel il se met à chercher un espace de 1 500 m2. Quête infructueuse, il s’éprend finalement pour les quelques 20 000 m2 de la caserne Niel, haut lieu militaire, terre d’accueil de nombreuses friches, en voie d’être rasée. En 2009, le rachat est négocié sur 10 000 m2 des bâtiments Nord avec un but : préserver au maximum l’existant. Cinq ans plus tard, rebelote, Darwin née et obtient le marché des magasins Sud sur un hectare supplémentaire. Économiquement innovant et écologiquement responsable, Darwin attire l’attention de fonds privés tout en militant en faveur d’une action positive, d’un mode de vie collaboratif, et d’un impact environnemental limité. Et ça marche, puisqu’un Darwinien émet cinq fois moins de gaz à effet de serre qu’un salarié tertiaire classique. 80% des déchets y sont recyclés et l’électricité ne provient plus du nucléaire, mais d’Enercoop, une coopérative citoyenne, qui produit une alimentation électrique 100% verte. « Péril climatique, effondrement de la biodiversité, raréfaction des ressources, prolifération des risques… On peut laisser le temps décider à notre place de l’issue de notre civilisation. Ou privilégier l’action sur les déclarations, l’ambition sur la résignation. La question n’est plus d’être optimiste ou pessimiste, mais déterminé » assume le fondateur.

En transition

« Au-delà de l’approche technique globale, ce qui distingue surtout Darwin d’autres lieux, c’est son souci constant d’impliquer ses usagers dans une gouvernance écologique collective » évoque Jean- Marc Gancille, co-fondateur de Darwin. L’engagement dans la transition écologique est un préambule incontournable. La stratégie « négaWatt », à l’échelle du site, conjugue performance énergétique et recours aux énergies renouvelables. L’obsession pour cette sobriété énergétique est tangible dès les travaux : agencement bioclimatique des espaces, refus de la climatisation, optimisation de l’éclairage naturel et attention permanente portée aux économies d’énergie grise pendant le chantier. Dans la conception et l’isolation, priorité est donnée aux matériaux d’isolation bio-sourcés et à l’optimisation de l’inertie thermique du bâtiment. Résultat des courses, après deux ans d’exploitation, l’opération de réhabilitation BBC s’avère plus que performante. En 2015 Darwin déploie une toiture photovoltaïque de 480 m2 qui vise l’auto- consommation avec 100 000 kWh annuels produits. Beau score, permettant de rendre les commerces – le restaurant et l’épicerie bio – autonomes en énergie électrique. Ce n’est pas tout, outre son engagement auprès d’Enercoop, Darwin opte pour une production de chaleur transitoire au gaz, et vise un raccordement au réseau de chaleur collectif en géothermie.

Le recours de la techno

Pour s’impliquer, il faut comprendre : c’est pourquoi  Darwin a développé une interface numérique. Sous le nom de code MIUSEEC pour (Métrologie Intelligente des Usages pour la Sobriété Energétique et les Eco- Comportements), elle permet à tous les occupants du lieu de mesurer leur contribution à l’effort. En couplant l’interface à l’ordinateur central de chaque bâtiment, des capteurs moulinent l’ensemble et font remonter toutes les informations sensibles. On y recense les impacts écologiques de la vie sur site : consommations de fluides, productions de déchets et taux de recyclage, économies d’eau réalisée grâce aux eaux pluviales récupérées, consommation alimentaire incluant la part du bio et du local, l’évolution des parts modales des transports domicile/travail etc… Autant d’éléments retracés en transparence et en temps réel. Pour encourager chacun à faire mieux dans sa démarche de transition. Ces bonnes pratiques sont contagieuses car, selon une enquête sur l’évolution des usages responsables, près de 70% des darwiniens affirment exporter les éco-gestes appris au bureau. Il faut dire que le plan d’actions est costaud et les possibilités multiples. Exemples ? Tout le mobilier et les aménagements du lieu sont issus de matériaux récupérés – parfois issus du chantier lui-même -, les logiques d’économie circulaire sont encouragées par des plans de déplacement inter-entreprises et une stratégie zéro déchet initiée via une filière de recyclage. La dynamique du changement passe aussi par l’apprentissage, entre ateliers de réparation collaborative et initiatives d’agriculture urbaine qui mêlent permaculture, aquaponie, compostage des déchets organiques des commerces et jardinage hors sol ! Un « upcylcing » à tout crin, pour préserver le lien social dans la frugalité.

Le nerf de la guerre

Aujourd’hui, Darwin est devenu un lieu emblématique de l’entrepreneuriat à Bordeaux. Il réunit sur 5 500 m2 quelques 230 sociétés, assurant plus de 500 emplois, dont beaucoup créés sur site. Le chiffre d’affaires ? Environ 100 millions d’euros sur un lieu qui revendique la fonction de premier co-working de France et accueille aussi des pépinières. Centrées sur les métiers du développement durable, elles s’articulent autour d’incubateurs et de fonds d’investissement. Au total, 20 millions d’euros ont été investis dans Darwin avec un soutien de partenaires privés réduit à la portion congrue, environ 5 %. Une visée économique qui reste sociale et solidaire, puisque Darwin accueille également vingt associations – représentant ensemble 5 000 adhérents – propose une quinzaine de logementsd’urgence et bungalows, compte une antenne Emmaüs et héberge le CCAS (Centre communal d’action sociale) de Bordeaux. Les visiteurs suivent, se comptabilisant à 10 millions en 10 ans, un record de fréquentation qui en fait désormais un lieu phare des circuits touristiques et une « place to be » bordelaise.

INFORMATIONS PRATIQUES

87 Quai des Queyries 33100 Bordeaux
www.darwin.camp
@darwin.camp

Photographe : Jérome Galland