LE MONDE DE DEMAINTerrain de jeu grandeur nature, cité idéale, utopie d’un nouveau monde : l'espace Darwin à Bordeaux est un hymne à l’innovation. Entre stratégie low tech et initiatives pédagogiques, ce lieu incarne un écosystème à lui seul. Un exemple visionnaire à suivre !Ici le culot prévaut. La localisation de Darwin crée déjà la surprise avec le choix de cette ancienne caserne militaire de 20 000 m2, située Rive Droite des Queyries, de l’autre côté de la Garonne. Le site s’impose dans un quartier en réhabilitation basé à quelques minutes de l’hyper centre. L’entrepreneur Philippe Barre et son équipe ont fait le pari de ces berges portuaires et ouvrières, de l’autre côté de l’eau, longtemps réputées « malfamées » auprès des Bordelais. Le concept aussi est précurseur. Depuis 10 ans, cet univers, dont l’appellation Darwin doit tout au chantre de l’adaptation, milite pour l’évolution, le mouvement, la prise de conscience et l’action. Une ambition qui fait écho à l’ère de l’urgence écologique.Hybride avant tout.Comment ça marche ? Une ferme urbaine voisine avec une épicerie bio, dotée de denrées en vrac et un restaurant attenant, « le Magasin Général », baptisé ainsi en référence aux fonctions premières du lieu, ainsi qu’à sa capacité, puisqu’il affiche au compteur 15 000 couverts par mois, presque un record en France. Voilà pour l’alimentaire ! Quant aux activités physiques, le site valorise l’effort et la diversité des pratiques, entre un skate park grand format, un terrain de bike polo, ou encore le club nautique des Marins de la Lune, qui permet de faire de la voile, de ramer en pirogues ou kayak ou de surfer en stand up paddle. Après le défoulement du corps, place à la création artistique dans tous ses états. Nombreux sont ceux qui se sont exprimés ici, comme en témoignent les murs magnifiés de photographies, dessins ou graffitis de divers street artistes, tels que Zarb du collectif Fullcolor, Jeff Soto, Laurence Vallières ou encore Goin. Autre curiosité, les fameux tetrodons. On rappelle le concept : ce petit module conçu à partir de containers, créé à la fin des années 1960 représente un nouvel habitat industrialisé et bon marché aux usages variés. Il s’essaime en 42 exemplaires sur l’espace darwinien. Pour peaufiner le tout, le mobilier se pique de récup, assume sa provenance vintage et en fait même un parti pris. Canapés cossus voisinent avec des tables de ferme dans une ambianceguinguette matinée de hip hop. Ici on danse !La vision d’un enfant du paysA l’origine de Darwin, Philippe Barre, enfant du pays, amoureux des grands espaces et inquiet pour la planète. Fort de son background de communicant et de son intérêt pour le recyclage, il milite pour l’environnement et la responsabilité sociale. En 2005 il fonde Evolution, un premier incubateur, prémice de Darwin, pour lequel il se met à chercher un espace de 1 500 m2. Quête infructueuse, il s’éprend finalement pour les quelques 20 000 m2 de la caserne Niel, haut lieu militaire, terre d’accueil de nombreuses friches, en voie d’être rasée. En 2009, le rachat est négocié sur 10 000 m2 des bâtiments Nord avec un but : préserver au maximum l’existant. Cinq ans plus tard, rebelote, Darwin née et obtient le marché des magasins Sud sur un hectare supplémentaire. Économiquement innovant et écologiquement responsable, Darwin attire l’attention de fonds privés tout en militant en faveur d’une action positive, d’un mode de vie collaboratif, et d’un impact environnemental limité. Et ça marche, puisqu’un Darwinien émet cinq fois moins de gaz à effet de serre qu’un salarié tertiaire classique. 80% des déchets y sont recyclés et l’électricité ne provient plus du nucléaire, mais d’Enercoop, une coopérative citoyenne, qui produit une alimentation électrique 100% verte. « Péril climatique, effondrement de la biodiversité, raréfaction des ressources, prolifération des risques… On peut laisser le temps décider à notre place de l’issue de notre civilisation. Ou privilégier l’action sur les déclarations, l’ambition sur la résignation. La question n’est plus d’être optimiste ou pessimiste, mais déterminé » assume le fondateur.En transition« Au-delà de l’approche technique globale, ce qui distingue surtout Darwin d’autres lieux, c’est son souci constant d’impliquer ses usagers dans une gouvernance écologique collective » évoque Jean- Marc Gancille, co-fondateur de Darwin. L’engagement dans la transition écologique est un préambule incontournable. La stratégie « négaWatt », à l’échelle du site, conjugue performance énergétique et recours aux énergies renouvelables. L’obsession pour cette sobriété énergétique est tangible dès les travaux : agencement bioclimatique des espaces, refus de la climatisation, optimisation de l’éclairage naturel et attention permanente portée aux économies d’énergie grise pendant le chantier. Dans la conception et l’isolation, priorité est donnée aux matériaux d’isolation bio-sourcés et à l’optimisation de l’inertie thermique du bâtiment. Résultat des courses, après deux ans d’exploitation, l’opération de réhabilitation BBC s’avère plus que performante. En 2015 Darwin déploie une toiture photovoltaïque de 480 m2 qui vise l’auto- consommation avec 100 000 kWh annuels produits. Beau score, permettant de rendre les commerces – le restaurant et l’épicerie bio – autonomes en énergie électrique. Ce n’est pas tout, outre son engagement auprès d’Enercoop, Darwin opte pour une production de chaleur transitoire au gaz, et vise un raccordement au réseau de chaleur collectif en géothermie.Le recours de la technoPour s’impliquer, il faut comprendre : c’est pourquoi Darwin a développé une interface numérique. Sous le nom de code MIUSEEC pour (Métrologie Intelligente des Usages pour la Sobriété Energétique et les Eco- Comportements), elle permet à tous les occupants du lieu de mesurer leur contribution à l’effort. En couplant l’interface à l’ordinateur central de chaque bâtiment, des capteurs moulinent l’ensemble et font remonter toutes les informations sensibles. On y recense les impacts écologiques de la vie sur site : consommations de fluides, productions de déchets et taux de recyclage, économies d’eau réalisée grâce aux eaux pluviales récupérées, consommation alimentaire incluant la part du bio et du local, l’évolution des parts modales des transports domicile/travail etc… Autant d’éléments retracés en transparence et en temps réel. Pour encourager chacun à faire mieux dans sa démarche de transition. Ces bonnes pratiques sont contagieuses car, selon une enquête sur l’évolution des usages responsables, près de 70% des darwiniens affirment exporter les éco-gestes appris au bureau. Il faut dire que le plan d’actions est costaud et les possibilités multiples. Exemples ? Tout le mobilier et les aménagements du lieu sont issus de matériaux récupérés – parfois issus du chantier lui-même -, les logiques d’économie circulaire sont encouragées par des plans de déplacement inter-entreprises et une stratégie zéro déchet initiée via une filière de recyclage. La dynamique du changement passe aussi par l’apprentissage, entre ateliers de réparation collaborative et initiatives d’agriculture urbaine qui mêlent permaculture, aquaponie, compostage des déchets organiques des commerces et jardinage hors sol ! Un « upcylcing » à tout crin, pour préserver le lien social dans la frugalité.Le nerf de la guerreAujourd’hui, Darwin est devenu un lieu emblématique de l’entrepreneuriat à Bordeaux. Il réunit sur 5 500 m2 quelques 230 sociétés, assurant plus de 500 emplois, dont beaucoup créés sur site. Le chiffre d’affaires ? Environ 100 millions d’euros sur un lieu qui revendique la fonction de premier co-working de France et accueille aussi des pépinières. Centrées sur les métiers du développement durable, elles s’articulent autour d’incubateurs et de fonds d’investissement. Au total, 20 millions d’euros ont été investis dans Darwin avec un soutien de partenaires privés réduit à la portion congrue, environ 5 %. Une visée économique qui reste sociale et solidaire, puisque Darwin accueille également vingt associations – représentant ensemble 5 000 adhérents – propose une quinzaine de logementsd’urgence et bungalows, compte une antenne Emmaüs et héberge le CCAS (Centre communal d’action sociale) de Bordeaux. Les visiteurs suivent, se comptabilisant à 10 millions en 10 ans, un record de fréquentation qui en fait désormais un lieu phare des circuits touristiques et une « place to be » bordelaise.INFORMATIONS PRATIQUES87 Quai des Queyries 33100 Bordeaux www.darwin.camp @darwin.campPhotographe : Jérome GallandAGRICULTURE URBAINEReconnecter le citadin au vivant et à la terre nourricière est le grand enjeu d’aujourd’hui et de demain. Une nécessité d’autant plus urgente que nos métropoles ont bien souvent perdu les odeurs mais aussi le goût, comme à Marseille où l’espace naturel était en voie d’extinction.Chaque mardi, c’est le même défilé au Talus, un projet de micromaraîchage installé entre deux bretelles de la toute nouvelle rocade L2, au nord de Marseille. Mais pas celui de personnes auxquelles on pourrait penser (bobos, retraités, écolos intégristes). C’est un joyeux mélange de populations, avec pour seul trait commun que toutes habitent en ville. Dans l’une de celles où la nature avait quasiment disparu, chassée par l’urbanisation galopante qui a grignoté peu ou prou toutes les terres cultivables et espaces verts disponibles depuis l’après-guerre.À la tête de l’association Heko qui pilote le projet, Fréderic Denel, ancien entrepreneur dans le commerce électronique reconverti dans les projets agro écologiques, est un idéaliste mais pas un doux rêveur. « Il est clair que l’agriculture urbaine ne va pas nourrir tout le monde. C’est par contre un moyen de sensibiliser et d’éduquer les citoyens à la problématique de la souveraineté alimentaire et à l’alimentation durable. C’est aussi créer des vocations en inventant une nouvelle agriculture qui permettra à des jeunes comme Carl Pfanner et Valentin Charvet (ndlr : les deux gestionnaires du Talus) d’être rémunérés convenablement en exerçant un métier qui a du sens. C’est déjà beaucoup. »L’exemple du Talus est en ce sens assez emblématique de ce travail de reconquête à la fois physique – reprendre possession des surfaces cultivables laissées en déshérence entre les îlots de béton – et psychologique – faire comprendre qu’il est possible de se nourrir et consommer autrement. Et force est de constater qu’après seulement un an d’un laborieux travail de déblaiement, tri et valorisation du lieu, l’intérêt des riverains mais aussi de personnes venues de beaucoup plus loin va grandissant. « Un mélange de population d’une richesse incroyable qui redonne foi en l’humanité » confie-t-il tout sourire.Les uns prennent de leur temps pour venir prêter main forte à l’aménagement lors de chantier participatifs : celui en cours consiste par exemple en l’aménagement d’un jardin méditerranéen en terrasses avec des arbres et des plantes aromatiques. Il va surplomber la mare et le futur restaurant qui servira des repas bon marché à base de produits bio et locaux. Les autres viennent se renseigner et réserver un bac d’environ un mètre carré : un micro-jardin dans lequel ils pourront faire pousser chaque saison jusqu’à six espèces de plantes (basilic, romarin, tomates, courges, etc.). Près de mille bacs accueilleront prochainement cette micro-agriculture hors-sol de l’autre côté de l’autoroute sur un nouveau terrain, bétonné celui-ci de 6 000 m2.Le plus facile est paradoxalement de trouver ces parcelles. Le plus complexe reste de convaincre les pouvoir publics et ne pas être découragé par la lourdeur et les imbroglios administratifs qui peuvent survenir. « Enormément de terrains vont être mis à disposition via des appels à projets. Mais cela peut prendre des années (parfois jusqu’à 10 ans) entre le moment où la collectivité décide de changer l’affectation du PLU et l’autorisation d’exploiter. Heko a de nombreux dossiers similaires sous le coude en attente de validation. Mais le plus ambitieux reste de prouver la rentabilité de 3 à 5 ans du Talus afin de pouvoir le dupliquer et répondre à l’urgence. « Quand on trace une courbe à 20 ans, on ne sait pas qui va produire une nourriture durable. L’âge moyen de l’exploitant agricole aujourd’hui est de 57 ans. 60000 fermes ont disparu depuis 40 ans, et une ferme sur deux n’a pas de repreneur. La grande majorité des agriculteurs et maraîchers qui vont arriver sur le secteur sont des néos. Pourquoi ? Tout simplement parce que depuis 50 ans, les fils et filles d’agriculteurs ont fui le métier en voyant leurs parents galérer et leur exploitation dépérir.Notre rêve ultime serait de transformer en maraîchers les jeunes de la cité voisine (Air Bel) pour qu’ils s’installent en périphérie. C’est un des rares métiers ou l’on peut accueillir des personnes de toutes origines, âges et niveaux d’éducation ». Pour l’heure ils ne sont pas très nombreux à avoir quitté le seuil des barres d’immeubles. « Ce sont des gens qui vivent en marge et à qui on a fait des promesses non-tenues pendant des années. Ils sont devenus très méfiants et ont raison de l’être. Il faut aller les prendre par la main, tour par tour, palier par palier ». Alternatives aux jardins ouvriers ou partagés, ces offres proposent néanmoins une réponse beaucoup plus pragmatique et pédagogique aux jeunes générations, ces millenials ultras connectés mais qui ont beaucoup moins les pieds sur terre.Si l’arrivée de l’agriculture en ville semble si spectaculaire, c’est qu’on revient de loin. Ce sont les premiers marchés paysans, il y a à peine plus de 10 ans, qui ont démontré pour la première fois qu’une distribution des produits de la terre en circuits courts et la limitation des intermédiaires permettaient de s’alimenter avec de bons produits et à bon prix.Dans la foulée se sont créées des épiceries paysannes dans chaque quartier de la ville afin de pouvoir répondre quotidiennement à la demande, mais aussi des systèmes de panier pour faciliter la tâche d’approvisionnement d’urbains pas toujours véhiculés. Deux initiatives qui apportaient aussi des réponses à nos préoccupations environnementales : la limitation (voire la suppression pour les épiceries de vrac) des emballages et des déchets polluants.Les rares maraîchers ayant survécus sur les extérieurs de Marseille à la pression des lobbies de l’agro-alimentaire ont vu arriver sur leurs terres des néo-paysans qui, à défaut d’avoir toujours l’expérience requise, étaient emplis de bonne volonté.Ainsi le « Mas des Gorguettes » (une bastide de Sainte Marthe dans les quartiers Nord de la ville) fût-il transformé avec succès en ferme maraîchère. Les quatre jeunes porteurs du projet Terre de Mars, initialement architectes-paysagistes et urbanistes, étaient persuadés qu’une relocalisation de la production agricole en contexte méditerranéen était possible. Et ce, afin de répondre à une demande de production de légumes saine et locale, mais aussi préserver des terroirs fertiles à l’orée des villes. La découverte de ce lieu entre garrigues et cités est assez bluffante et dépaysante.Le Fonds Epicurien, qui finance des actions sous forme de prêts d’honneur et fonds d’amorçage auprès d’associations et entreprises agissant sur le territoire de Provence, y a été bien sûr sensible. « L’alimentation durable, c’est du circuit-court, une culture raisonnée et sans produit chimique » rappelle Thomas de Williencourt à sa tête. « L’idée in fine est de prouver que l’on peut produire sur place de très bons produits pour éviter de les faire venir du bout du monde avec une empreinte carbone catastrophique pour la planète. Terre de Mars a commencé comme une ferme urbaine et se diversifie maintenant en transformant leurs produits pour les entreprises et les particuliers directement sur place. Le Fonds permet de donner de la visibilité au projet, de le soutenir au lancement par des mises en relation. Ils ont ainsi réussi à financer la création de leur hangar professionnel avec une chambre froide pour le stockage des légumes, un centre d’emballage des œufs et un espace de valorisation culinaire des produits agricoles ». C’est aussi ce qui s’est passé avec les Champignons de Marseille, start-up qui s’est spécialisée dans la culture circulaire, en transformant les mous de café de restaurateurs marseillais en terreau fertile pour ses spores. Les champignons frais reviennent eux sur les meilleures tables de la ville (comme celle de l’Intercontinental) et le compost obtenu comme engrais fertile pour les fermes urbaines dans une démarche zéro déchet.« Dernier projet que nous soutenons et auquel nous croyons beaucoup, c’est celui du Paysan Urbain qui se développe au Cloître, un pôle d’innovation et d’entrepreneuriat social également dans les quartiers Nord de Marseille. » Initié par Benoît Liotard en Seine- Saint-Denis il y a quatre ans, le projet entend produire des micro-pousses. Ces nouveaux produits entre la graine germée et le mesclun plaisent beaucoup aux consommateurs pour leurs qualités nutritives et leurs goûts mais aussi aux restaurateurs pour leurs couleurs qui rendent les plats très désirables. Afin d’impliquer davantage encore les citoyens- consommateurs aux bienfaits de l’agriculture circulaire et du recyclage, des bacs à compost commencent à fleurir ici et là pour récupérer les déchets bio- organiques dans la ville. On mesurera néanmoins l’énorme retard pris sur des pays comme la Suède qui entendent être indépendants énergiquement grâce à leur bioénergie. Les actions de sensibilisation commencent néanmoins à porter leurs fruits. Un lieu vient de naître à Marseille qui pourrait résumer la prise de conscience, l’envie d’agir au quotidien et de penser demain : la Cité de l’agriculture, sobrement baptisée « lieu de vie autour de l’agriculture (en ville) pour la transition agro écologique ». Une sorte de hub animé par Marion Schnorf et Bastien Bourdeau et toute une équipe de jeunes gens qui proposent des ateliers, des événements, des projections sur les enjeux agricoles et alimentaires. Ici, la cantine propose un nouveau modèle de restauration collective qui met en valeur le produit, décrit ses moyens de production et ses bienfaits nutritifs. Entre bottes de pailles et ouvrages de références sur l’alimentation durable, on n’y oublie pas le plaisir d’apprendre et le bonheur de retrouver le vrai goût des choses.INFORMATIONS PRATIQUESLe Talus 603 rue Saint-Pierre, 13012 www.letalus.comTerre de Mars 25 impasse du Four de Buze, 13014 www.terredemars.frCité de l’agriculture 37 boulevard National, 13001 www.cite-agri.frLes Champignons de Marseille 89 traverse Parangon, 13008 www.champignons-marseille.frLe Fonds Epicurien 24 rue Neuve Ste-Catherine, 13007 www.fonds-epicurien.frLe Paysan Urbain 20 bd Madeleine Rémusat, 13013 www.lepaysanurbain.frCrédits ©2020 Texte et Photos – Eric Foucher Article issu de la Revue n°l selon ARCHIK
AGRICULTURE URBAINEReconnecter le citadin au vivant et à la terre nourricière est le grand enjeu d’aujourd’hui et de demain. Une nécessité d’autant plus urgente que nos métropoles ont bien souvent perdu les odeurs mais aussi le goût, comme à Marseille où l’espace naturel était en voie d’extinction.Chaque mardi, c’est le même défilé au Talus, un projet de micromaraîchage installé entre deux bretelles de la toute nouvelle rocade L2, au nord de Marseille. Mais pas celui de personnes auxquelles on pourrait penser (bobos, retraités, écolos intégristes). C’est un joyeux mélange de populations, avec pour seul trait commun que toutes habitent en ville. Dans l’une de celles où la nature avait quasiment disparu, chassée par l’urbanisation galopante qui a grignoté peu ou prou toutes les terres cultivables et espaces verts disponibles depuis l’après-guerre.À la tête de l’association Heko qui pilote le projet, Fréderic Denel, ancien entrepreneur dans le commerce électronique reconverti dans les projets agro écologiques, est un idéaliste mais pas un doux rêveur. « Il est clair que l’agriculture urbaine ne va pas nourrir tout le monde. C’est par contre un moyen de sensibiliser et d’éduquer les citoyens à la problématique de la souveraineté alimentaire et à l’alimentation durable. C’est aussi créer des vocations en inventant une nouvelle agriculture qui permettra à des jeunes comme Carl Pfanner et Valentin Charvet (ndlr : les deux gestionnaires du Talus) d’être rémunérés convenablement en exerçant un métier qui a du sens. C’est déjà beaucoup. »L’exemple du Talus est en ce sens assez emblématique de ce travail de reconquête à la fois physique – reprendre possession des surfaces cultivables laissées en déshérence entre les îlots de béton – et psychologique – faire comprendre qu’il est possible de se nourrir et consommer autrement. Et force est de constater qu’après seulement un an d’un laborieux travail de déblaiement, tri et valorisation du lieu, l’intérêt des riverains mais aussi de personnes venues de beaucoup plus loin va grandissant. « Un mélange de population d’une richesse incroyable qui redonne foi en l’humanité » confie-t-il tout sourire.Les uns prennent de leur temps pour venir prêter main forte à l’aménagement lors de chantier participatifs : celui en cours consiste par exemple en l’aménagement d’un jardin méditerranéen en terrasses avec des arbres et des plantes aromatiques. Il va surplomber la mare et le futur restaurant qui servira des repas bon marché à base de produits bio et locaux. Les autres viennent se renseigner et réserver un bac d’environ un mètre carré : un micro-jardin dans lequel ils pourront faire pousser chaque saison jusqu’à six espèces de plantes (basilic, romarin, tomates, courges, etc.). Près de mille bacs accueilleront prochainement cette micro-agriculture hors-sol de l’autre côté de l’autoroute sur un nouveau terrain, bétonné celui-ci de 6 000 m2.Le plus facile est paradoxalement de trouver ces parcelles. Le plus complexe reste de convaincre les pouvoir publics et ne pas être découragé par la lourdeur et les imbroglios administratifs qui peuvent survenir. « Enormément de terrains vont être mis à disposition via des appels à projets. Mais cela peut prendre des années (parfois jusqu’à 10 ans) entre le moment où la collectivité décide de changer l’affectation du PLU et l’autorisation d’exploiter. Heko a de nombreux dossiers similaires sous le coude en attente de validation. Mais le plus ambitieux reste de prouver la rentabilité de 3 à 5 ans du Talus afin de pouvoir le dupliquer et répondre à l’urgence. « Quand on trace une courbe à 20 ans, on ne sait pas qui va produire une nourriture durable. L’âge moyen de l’exploitant agricole aujourd’hui est de 57 ans. 60000 fermes ont disparu depuis 40 ans, et une ferme sur deux n’a pas de repreneur. La grande majorité des agriculteurs et maraîchers qui vont arriver sur le secteur sont des néos. Pourquoi ? Tout simplement parce que depuis 50 ans, les fils et filles d’agriculteurs ont fui le métier en voyant leurs parents galérer et leur exploitation dépérir.Notre rêve ultime serait de transformer en maraîchers les jeunes de la cité voisine (Air Bel) pour qu’ils s’installent en périphérie. C’est un des rares métiers ou l’on peut accueillir des personnes de toutes origines, âges et niveaux d’éducation ». Pour l’heure ils ne sont pas très nombreux à avoir quitté le seuil des barres d’immeubles. « Ce sont des gens qui vivent en marge et à qui on a fait des promesses non-tenues pendant des années. Ils sont devenus très méfiants et ont raison de l’être. Il faut aller les prendre par la main, tour par tour, palier par palier ». Alternatives aux jardins ouvriers ou partagés, ces offres proposent néanmoins une réponse beaucoup plus pragmatique et pédagogique aux jeunes générations, ces millenials ultras connectés mais qui ont beaucoup moins les pieds sur terre.Si l’arrivée de l’agriculture en ville semble si spectaculaire, c’est qu’on revient de loin. Ce sont les premiers marchés paysans, il y a à peine plus de 10 ans, qui ont démontré pour la première fois qu’une distribution des produits de la terre en circuits courts et la limitation des intermédiaires permettaient de s’alimenter avec de bons produits et à bon prix.Dans la foulée se sont créées des épiceries paysannes dans chaque quartier de la ville afin de pouvoir répondre quotidiennement à la demande, mais aussi des systèmes de panier pour faciliter la tâche d’approvisionnement d’urbains pas toujours véhiculés. Deux initiatives qui apportaient aussi des réponses à nos préoccupations environnementales : la limitation (voire la suppression pour les épiceries de vrac) des emballages et des déchets polluants.Les rares maraîchers ayant survécus sur les extérieurs de Marseille à la pression des lobbies de l’agro-alimentaire ont vu arriver sur leurs terres des néo-paysans qui, à défaut d’avoir toujours l’expérience requise, étaient emplis de bonne volonté.Ainsi le « Mas des Gorguettes » (une bastide de Sainte Marthe dans les quartiers Nord de la ville) fût-il transformé avec succès en ferme maraîchère. Les quatre jeunes porteurs du projet Terre de Mars, initialement architectes-paysagistes et urbanistes, étaient persuadés qu’une relocalisation de la production agricole en contexte méditerranéen était possible. Et ce, afin de répondre à une demande de production de légumes saine et locale, mais aussi préserver des terroirs fertiles à l’orée des villes. La découverte de ce lieu entre garrigues et cités est assez bluffante et dépaysante.Le Fonds Epicurien, qui finance des actions sous forme de prêts d’honneur et fonds d’amorçage auprès d’associations et entreprises agissant sur le territoire de Provence, y a été bien sûr sensible. « L’alimentation durable, c’est du circuit-court, une culture raisonnée et sans produit chimique » rappelle Thomas de Williencourt à sa tête. « L’idée in fine est de prouver que l’on peut produire sur place de très bons produits pour éviter de les faire venir du bout du monde avec une empreinte carbone catastrophique pour la planète. Terre de Mars a commencé comme une ferme urbaine et se diversifie maintenant en transformant leurs produits pour les entreprises et les particuliers directement sur place. Le Fonds permet de donner de la visibilité au projet, de le soutenir au lancement par des mises en relation. Ils ont ainsi réussi à financer la création de leur hangar professionnel avec une chambre froide pour le stockage des légumes, un centre d’emballage des œufs et un espace de valorisation culinaire des produits agricoles ». C’est aussi ce qui s’est passé avec les Champignons de Marseille, start-up qui s’est spécialisée dans la culture circulaire, en transformant les mous de café de restaurateurs marseillais en terreau fertile pour ses spores. Les champignons frais reviennent eux sur les meilleures tables de la ville (comme celle de l’Intercontinental) et le compost obtenu comme engrais fertile pour les fermes urbaines dans une démarche zéro déchet.« Dernier projet que nous soutenons et auquel nous croyons beaucoup, c’est celui du Paysan Urbain qui se développe au Cloître, un pôle d’innovation et d’entrepreneuriat social également dans les quartiers Nord de Marseille. » Initié par Benoît Liotard en Seine- Saint-Denis il y a quatre ans, le projet entend produire des micro-pousses. Ces nouveaux produits entre la graine germée et le mesclun plaisent beaucoup aux consommateurs pour leurs qualités nutritives et leurs goûts mais aussi aux restaurateurs pour leurs couleurs qui rendent les plats très désirables. Afin d’impliquer davantage encore les citoyens- consommateurs aux bienfaits de l’agriculture circulaire et du recyclage, des bacs à compost commencent à fleurir ici et là pour récupérer les déchets bio- organiques dans la ville. On mesurera néanmoins l’énorme retard pris sur des pays comme la Suède qui entendent être indépendants énergiquement grâce à leur bioénergie. Les actions de sensibilisation commencent néanmoins à porter leurs fruits. Un lieu vient de naître à Marseille qui pourrait résumer la prise de conscience, l’envie d’agir au quotidien et de penser demain : la Cité de l’agriculture, sobrement baptisée « lieu de vie autour de l’agriculture (en ville) pour la transition agro écologique ». Une sorte de hub animé par Marion Schnorf et Bastien Bourdeau et toute une équipe de jeunes gens qui proposent des ateliers, des événements, des projections sur les enjeux agricoles et alimentaires. Ici, la cantine propose un nouveau modèle de restauration collective qui met en valeur le produit, décrit ses moyens de production et ses bienfaits nutritifs. Entre bottes de pailles et ouvrages de références sur l’alimentation durable, on n’y oublie pas le plaisir d’apprendre et le bonheur de retrouver le vrai goût des choses.INFORMATIONS PRATIQUESLe Talus 603 rue Saint-Pierre, 13012 www.letalus.comTerre de Mars 25 impasse du Four de Buze, 13014 www.terredemars.frCité de l’agriculture 37 boulevard National, 13001 www.cite-agri.frLes Champignons de Marseille 89 traverse Parangon, 13008 www.champignons-marseille.frLe Fonds Epicurien 24 rue Neuve Ste-Catherine, 13007 www.fonds-epicurien.frLe Paysan Urbain 20 bd Madeleine Rémusat, 13013 www.lepaysanurbain.frCrédits ©2020 Texte et Photos – Eric Foucher Article issu de la Revue n°l selon ARCHIK