Samuel Tomatis

S’inspirer du vivant comme modèle de création pour faire d’un déchet local un biomatériau aux potentialités multiples. Portrait d’un designer engagé.

Diplômé de l’ENSCI – Les Ateliers en 2016, Samuel Tomatis développe depuis cinq ans un travail de recherche situé au carrefour des sciences, de l’environnement et du design. Nommé Alga, son projet s’intéresse aux potentialités d’un déchet local encore peu étudié : l’algue marine. Du mobilier domestique jusqu’aux panneaux utilisés pour la construction en passant par les contenants alimentaires, le végétal s’élève du rang de plante invasive à celui de biomatériau fascinant.

Samuel, tu es designer, diplômé de l’ENSCI et finaliste de la 14ème édition de la Design Parade, à Hyères en 2019, où tu présentais ton projet de biodesign Alga. En quoi consiste exactement ce travail de recherche ?

Le projet Alga consiste à valoriser et transformer les algues de Bretagne pour créer de nouveaux matériaux et de nouveaux objets. J’ai initié ce projet durant mon diplôme à l’ENSCI en 2016 et j’ai pu par la suite le poursuivre grâce à la bourse Agora que j’ai remportée l’année suivante. Cela fait aujourd’hui cinq ans que je mène ce travail de recherche à temps plein. Cette étude est partie d’un constat effectué en me promenant sur les plages de Bretagne où j’ai découvert le phénomène catastrophique des marées vertes : tous les ans, au printemps et à l’été, des centaines de tonnes d’algues s’accumulent sur les plages, entrent à putréfaction et créent ainsi des gaz toxiques (de l’hydrogène sulfuré).

L’intention du projet a alors été d’élever ce déchet au rang de production positive et durable pour créer des matériaux qui servent au design ou à l’architecture. Pour cela, j’ai d’abord commencé à travailler de manière empirique et artisanale, avant de me rapprocher de scientifiques pour collaborer avec eux dans des laboratoires sur des processus industriels. Aujourd’hui, je combine réellement ces deux démarches, inhérentes à ma pratique : la démarche artisanale, dans laquelle j’œuvre comme un designer avec des artisans dans mon atelier, combinée à une démarche scientifique pour laquelle je collabore avec des chimistes et des biologistes, afin de créer différentes typologies de matériaux et d’analyser leurs caractéristiques intrinsèques.

Ce projet se situe au carrefour de biologie, science, design et écologie : comment s’organise le travail de développement et de conception entre ces différents interlocuteurs ?

Le but est de mettre en place une économie circulaire où chacun est acteur du cycle de vie des matériaux et des objets : les goémoniers travaillent sur l’extraction de la matière première, les chimistes et les biologistes définissent en laboratoire les différentes typologies de matériaux, et les artisans ou entreprises interviennent sur la mise en forme de ces matériaux.

Globalement comment le projet a-t-il été reçu ?

Alga a plutôt été bien reçu. Tout de suite, le projet de recherche et son approche écologique – utiliser un gisement perçu comme un déchet, le valoriser et trouver des solutions pour remplacer le plastique – a intéressé les scientifiques travaillant  sur les agromatériaux, notamment le Laboratoire de Chimie Agro-industrielle, basé à Toulouse et à Tarbes, avec qui je collabore encore aujourd’hui.

En 2019 également, tu participais à la fameuse exposition intitulée « La Fabrique du vivant » qui se déroulait au Centre Pompidou. Le bio-mimétisme a toujours été au centre de ton travail. À l’origine, d’où te vient cet intérêt pour le vivant et l’environnement ?

Je crois que je tiens ça des différents endroits où j’ai grandi : la montagne en Haute Savoie, la Côte d’Azur à Nice, la campagne à Brives : ces trois environnements, proches de la nature ont nourri ma sensibilité au vivant et le plaisir d’étudier des choses tangibles.

 

À ton sens, quelle est la responsabilité de l’art et du design envers les problématiques environnementales actuelles ?

L’art, comme le design, doit avoir un œil critique sur la question. Il me semble qu’aujourd’hui, un concepteur designer se doit vraiment de penser le design de la manière la plus responsable possible, car notre impact est évident. À partir du moment où l’on commence à dessiner un projet, il faut tout de suite penser à comment réduire l’impact environnemental de ce dernier.
Le design et l’architecture sont partout, ils font notre quotidien. Le rôle du designer, qui se situe en début de chaine de conception du produit, doit être de redéfinir les usages, les modes de production et de consommation, de sensibiliser et guider le consommateur qui va utiliser ces objets qui auront été dessinés et produits.

Quelles sont les spécificités et les potentialités des biomatériaux que tu parviens à développer à partir de l’algue ?

Globalement, il y a plusieurs familles de biomatériaux développés grâce au projet Alga. Les matériaux rigides servent à la mise en forme d’objets pour le mobilier et l’espace domestique, à la création de contenants alimentaires, d’outils pour l’horticulture, de briques pour la construction. On peut également se servir de l’algue pour fabriquer des pigments pour la teinture, des émaux pour la céramique. L’algue peut être utilisée pour faire les assemblages en vannerie, ou être tissée pour servir à des projets de mode ou d’ameublement. On peut en faire du papier pour le packaging ou l’édition… Par ailleurs, les matériaux souples vont servir quant à eux à la confection d’articles de maroquinerie, à la tapisserie ou la sellerie.

Les possibilités sont très nombreuses. Les expérimentations formelles permettent de se projeter sur une multitude d’applications qui vont du luxe au conditionnement industriel. Le but est d’explorer sans limite ce que l’on peut faire avec les algues.

Parmi les caractéristiques techniques de ce biomatériau qui le rendent si fascinant à travailler, on peut noter sa forte résistance mécanique : les matériaux rigides sont semblables à des panneaux de particules type dalles OSB ou bois aggloméré, sauf que leur assemblage ne nécessite pas de solvants chimiques. Nous sommes face à des matériaux qui s’assemblent à l’eau, qui sont aquacollés plutôt que thermocollés, ce qui est très intéressant d’un point de vue écologique.

Les matériaux souples eux, se révèlent plus résistants que du plastique, on pourrait les comparer davantage à du cuir sauf qu’ils sont en outre dotés d’une qualité d’opalescence qui leur confère une capacité à laisser passer la lumière.

Tous sont biodégradables, ce qui permet de travailler dans une démarche « cradle to cradle » : extraite de la mer, la matière, utilisée brute et sans additif, revient à la terre sans que l’on ait à gérer son recyclage – elle peut se composter de manière domestique. Les objets qui en découlent ne sont autres que du végétal et ne produisent ainsi aucun déchet à leur fin de vie.

D’un point de vue esthétique enfin, le biomatériau algue offre un panel de couleurs naturelles infini, là encore obtenu sans avoir recourt au moindre procédé chimique.

D’après toi, quels seraient les freins et les possibilités d’application à une échelle industrielle ?

La plupart des biomatériaux développés au sein du projet Alga sont industrialisables : le panneau de particules, les contenants alimentaires, les briques, les outils d’horticulture, les émaux, le packaging, le papier bulle, le sac à compost… Cependant, le but est moins d’aller vers une industrialisation de masse que de repenser une nouvelle forme d’industrialisation, comme on peut déjà le voir dans l’agriculture par exemple.

 

Aujourd’hui les algues sont récoltées, mais peut-être faudra-t-il dans quelques temps les cultiver, dans tous les cas ce biomatériau est dépendant des saisons : il s’agit alors de sortir d’une production massive et d’inventer un modèle qui suive le rythme de la nature et qui ait une forme de résilience, notamment face aux problèmes de stocks puisqu’il s’agit d’une matière saisonnière. Alors, certes, tout cela revient  plus cher que du plastique, mais il faut choisir ses priorités.

Mobilier, textile, outils pour l’horticulture, matériaux de construction, packagings alimentaires : le projet Alga semble déjà largement développé. Quels sont tes prochains axes de réflexion ou prochains objectifs ?

Je travaille actuellement sur un projet qui se déroule à Madagascar. Il s’agit d’une résidence au Lab Ndao, initiée par Rubis Mécénat, qui vise à collaborer avec les jeunes de l’île en réinsertion, toujours sur la transformation et la revalorisation des algues. Le but ici est de transmettre un savoir pour qu’ils puissent créer par la suite des entreprises locales. Après cinq ans de recherche, il est temps de faire exister le projet auprès du grand nombre.

INFORMATIONS PRATIQUES

Crédits © 2021 texte – Emmanuelle Oddo
Photos © Danaé Agnèse & Matthieu Barani

Article issu de la Revue n°3 selon ARCHIK